Hors d’atteinte

Il fallait prendre l’air. Fuir Paris et l’ennui. Revoir l’horizon. Retrouver l’excitation. Alors F. est allé chercher la décapotable et l’a garée sur le trottoir. Pas une Alfa, pas une BM, évidemment pas une Bentley. Juste une vieille Golf noire. En trois minutes nous étions prêts. Pas de bagages, juste les passeports et les Ray Ban.

F. s’est vautré à l’arrière, R. a grimpé à mes côtés et j’ai pris le volant. Forcément. La route, j’étais le seul à la connaître par cœur. Il y a plusieurs trajets possibles, mais j’avais décidé de ne pas leur demander leur avis et de passer par Stuttgart, Munich, Salzbourg avant de descendre vers les Balkans.

A 130 ou 140 sur l’autoroute, chemise au vent, on n’entend rien. Même pas Chris Rea à fond dans le lecteur de CD. F. s’en foutait car avant même d’arriver à Reims, il pionçait déjà comme un bébé sur la banquette arrière. R. essayait vaguement de me faire la conversation mais, d’une part, je ne comprenais qu’un mot sur deux, et d’autre part, je n’avais pas envie de causer. Rouler comme une brute et en silence, j’aime ça. J’avais déjà plusieurs fois effectué ce parcours tout seul pour mon plus grand bonheur.

Vers Strasbourg on s’est arrêté pour pisser et faire le plein. Il devait être environ midi, plein soleil. On a bu un café vite fait et roule ma poule ! F. a sorti son paquet de Gauloises. Depuis le départ et malgré la chaleur, il n’avait pas encore enlevé son imperméable noir. De temps en temps, je jetais un œil sur lui dans le rétro et je voyais bien que, déjà, il était loin.

R., lui, était impatient. Il n’était encore jamais allé au pays d’Ivo Andric et avait hâte de flairer des odeurs inconnues. Avec sa gueule de jeune premier, je me disais qu’il pouvait tout se permettre, que partout les portes s’ouvriraient sur son chemin.

En Allemagne, comme d’habitude, l’autoroute s’est transformée en circuit de Formule 1. A 150, nous étions en permanence dépassés par des Audi, des 500 SE, des BM et même des petites bagnoles lancées à fond sur le ruban de la mort. F. s’était rendormi et, derrière ses lunettes noires, je ne savais pas si R. en faisait autant ou s’il imaginait son prochain rôle. Et puis, je n’avais pas intérêt à regarder trop souvent derrière ou à droite. La Golf vieillissante n’était pas très stable et il fallait se cramponner au volant.

Dans la soirée, après une rapide halte casse-croûte, nous sommes arrivés à Villach, au bout de l’Autriche. Trop propre, l’Autriche. Trop bien rangée. J’étais pressé de retrouver l’à-peu-près balkanique. Les zones grises. L’incertitude aussi. Une fois entrés en Slovénie, j’ai posé la Golf sur une aire de l’autoroute. Il n’était pas loin de minuit. Pas besoin de rabattre la capote. On entendait le grondement des poids-lourds qui passaient à toute vitesse à cinquante mètres. J’ai vérifié que mon couteau était toujours dans le vide-poche de la portière et j’ai essayé de dormir deux ou trois heures. Les deux autres ne m’avaient pas attendu.

Le lendemain, après avoir quitté l’autoroute au niveau de Bosanska Gradiska, nous sommes arrivés à destination. Le bout de la route. J. nous attendait devant un café, sur la place de la petite ville. Il a rigolé en voyant la Golf pourrie et nos gueules noires de poussière. Bien sûr on a fait la tournée des amis et j’ai laissé J. raconter l’endroit à R. qui semblait vouloir tout savoir. Le soir on a fait la fête avec bière, musique et cevapcici. C’est vers minuit que R. a demandé si il y avait un casino dans le coin.

– Un casino ?

Oui, il voulait jouer. Il aimait jouer. Il avait besoin de jouer, là, tout de suite. Il n’y avait bien sûr pas de casino dans le secteur et je me suis dit qu’il nous emmerdait un peu. Mais, bon prince, J. a fini par lui indiquer un hôtel où il trouverait quelques machines à sous.

On a retrouvé R. le lendemain matin, alors qu’après une nuit de sommeil lourd chez J., nous sirotions un café sur la terrasse. Il est descendu d’un taxi et s’est pointé, le teint pas frais. Il avait gagné une centaine d’euros et il était content. J’ai pensé à Hors d’atteinte d’Emmanuel Carrère, mais je n’ai rien dit. D’ailleurs personne n’a évoqué cet épisode. La matinée est passée rapidement à ne rien faire. J’ai vaguement pensé à quelques collègues restés à Paris, mais sans plus. F. avait fini par se débarrasser de son imper et il en était à son deuxième paquet de clopes. A ce moment, je pense qu’il était heureux.

En fin d’après-midi, il a fallu repartir. C’était juste un aller-retour au cœur des Balkans. Comme un shoot.

Après cinq heures de route, nous nous sommes arrêtés pour dormir chez des amis. Dans la ville en question il y avait un casino, un vrai. R. le savait et il nous a faussé compagnie au milieu de la nuit. Cette fois encore, il nous a rejoint au petit matin. F. avait déjà pris place à l’arrière de la Golf et, au volant, je faisais mine d’attendre patiemment. R. s’est affalé sans un mot dans le siège passager et j’ai mis le contact. Il s’est endormi assez rapidement, comme F. d’ailleurs. J’étais à nouveau seul avec la route, heureux d’avoir retrouvé pour quelques heures des collines, des bruits, des odeurs. Le grincement des roues des vieux tramways, l’appel des muezzins en haut des minarets, le miel des baklavas qui colle aux doigts.

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